Le deuxième roman d'Élaine Brunette, basé sur l'histoire véritable de son arrière grand-mère, Emma Jane Green.
Résumé
Emma Jane Green vit dans un monde de rêves qu’elle s’est créé, d’abord parce qu’elle est une éternelle romantique, mais surtout pour fuir la réalité peu reluisante dans laquelle elle a grandi. Issue d’un quartier pauvre de Birmingham, née de père inconnu en pleine ère victorienne, elle a eu une enfance tissée de tragédies, de ragots et de honte. Maintenant une jeune femme, elle travaille à la boutique familiale et s’évade de son morne quotidien en lisant des romans. Puis elle rencontre Will, un jeune forgeron qui gagne son affection et lui offre une vie excitante au Canada. Mais il n’est pas toujours facile de refaire sa vie ailleurs. Emma sent que son cœur balance entre deux continents. Saura-t-elle s’ancrer dans un nouveau pays et y trouver le bonheur et la paix? Suivez Emma et son beau Will, de l’Angleterre à Montréal, au tournant du 20e siècle, en période de grandes transformations politiques, économiques et sociales, alors que le mouvement des suffragettes prend de l’ampleur, que des nouvelles technologies contribuent à la croissance des villes et que la Grande Guerre chamboule le monde entier.
— Emma!
Le ton menaçant de Clara Green, retentissant de la cuisine jusqu’au deuxième étage, ne la distrayait pas le moindrement. C’était pourtant au moins la troisième fois que sa mère l’appelait. Mais la jeune fille de dix-sept ans était complètement envoûtée par son roman, perdue dans un autre monde.
La fenêtre ouverte faisait à peine onduler le rideau. Bien étendue à plat ventre sur son petit lit dans la chambre qu’elle partageait avec sa sœur, avec comme musique de fond, le tic-tac de son horloge, elle lisait à voix haute, savourant chaque mot, fermant les yeux à la fin de chaque paragraphe pour mieux imaginer la scène. Il ne lui restait qu’une vingtaine de pages à parcourir. Avec un peu de veine, elle pourrait terminer la lecture du roman et connaître le dénouement avant que sa mère n’intervienne.
La porte de la chambre s’ouvrit en coup de vent. Emma sursauta et leva les yeux sur la silhouette de Floss, sa sœur aînée, qui se tenait dans l’embrasure.
— Tu m’as fait peur! Que veux-tu, Floss? lui demanda-t-elle d’un air impatient.
— Tu dois descendre, Emma, maintenant !
— Je veux achever la lecture de ce livre, répondit-elle d’un air obstiné.
Floss soupira.
— Mam s’impatiente. Ne l’entends-tu pas qui t’appelle depuis tout à l’heure? Si elle monte et te surprend à lire, tu ne connaîtras jamais la fin de ce roman. Et tu seras punie en prime. Je t’ai rendu service en venant te chercher. Maintenant, dépêche-toi, oncle Davy a besoin de toi à la boutique et tu as promis d’y aller.
— Je sais, mais j’ai aussi juré à Mildred de lui remettre son livre ce soir et je ne peux me résigner à ne pas connaître le destin de Lady Louisa.
Floss sourit malgré elle en secouant la tête.
— Tu es une incorrigible romantique Emma. Et têtue en plus! Bon, je vais essayer de te gagner du temps. Je pourrai faire patienter Mam une dizaine de minutes encore, mais pas plus. Dans dix minutes, tu dois descendre et filer chez oncle Davy, tu m’entends?
Elle referma la porte sans même attendre la réponse de sa jeune sœur. Celle-ci se remit à sa lecture, accélérant le rythme. Elle ne se préoccupa pas de savoir quelle excuse Floss allait inventer pour faire patienter leur mère. Pourvu que l’astuce fonctionne…
Les mots, les phrases se bousculaient dans son esprit. Il ne lui restait qu’une douzaine de pages à décoder. Ses yeux sautaient d’un paragraphe à l’autre. Le dénouement était proche. Le beau colonel Holmes arrivait au manoir et…
Quand elle entendit à nouveau sa mère crier «Emma Jane Green», elle sauta à la dernière page pour connaître le dénouement de l’histoire et sourit en parcourant les dernières phrases. Lady Louisa allait devenir l’épouse du séduisant colonel après tout! Elle ferma le livre d’un coup sec, se leva en ajustant sa blouse de coton, jeta un coup d’œil à son reflet dans le miroir pour vérifier que sa chevelure était encore bien attachée, et se dépêcha de descendre, dissimulant l’ouvrage dans les plis de sa jupe. Sa mère l’accueillit d’un air sombre.
— Tu as une migraine? demanda-t-elle avec un brin d’inquiétude dans la voix.
Emma se retint de sourire et fronça plutôt les sourcils. Voilà l’excuse que Floss avait inventée! Jouant le jeu, elle répondit faiblement :
— Ça va mieux, c’est passé, Mam. Je crois que c’est la chaleur qui m’incommode.
C’était effectivement une journée exceptionnellement chaude pour le mois de mai. Sa mère s’approcha d’elle en essuyant ses mains sur son tablier, lui prit le menton entre son index et son pouce et la regarda dans les yeux.
— Hum… J’espère que tu ne fais pas de fièvre. Je sais que tu dois aller aider mon frère à la boutique. Il compte sur toi! Mais si tu ne te sens pas assez bien, Floss peut y aller à ta place.
— Oh non, s’empressa de répondre Emma. C’est mon travail! J’ai donné ma parole à oncle Davy que je serais là. Et puis, Floss travaille déjà assez dur et elle doit cuisiner le repas. Non, je me suis reposée, ça va aller. Je me sauve!
Clara Green soupira en voyant sa cadette se précipiter vers la porte pour sortir. Elle haussa les épaules et secoua la tête. Puis elle toisa son aînée d’un air réprobateur et ne put réprimer un rire.
— Une migraine? Franchement Floss! Tu aurais pu trouver une meilleure excuse! Ta sœur n’a jamais eu aussi bonne mine!
Floss rougit et hocha la tête. Sans dire mot, elle prit un tablier propre dans un tiroir de la commode et le noua autour de sa taille fine, puis s’approcha du comptoir pour peler des pommes de terre. Elle n’aimait pas mentir, encore moins à leur mère. Par la fenêtre, elle observa sa jeune sœur ajuster son chapeau sur sa tête, tout en marchant d’un pas rapide vers le trottoir. Elle soupira et esquissa un mince sourire. Elle ferait n’importe quoi pour Emma.
Celle-ci, après s’être assurée que sa coiffure tiendrait bien en place, ouvrit la petite barrière qui séparait la propriété du trottoir, la franchit et la ferma derrière elle. Elle fit une pause, contempla le bleu du ciel, prit une bonne inspiration et sourit. Quel sublime après-midi! Un peu chaud, mais beau, néanmoins. Après une semaine de pluie et de grisaille, les rayons du soleil étaient les bienvenus.
Emma regarda des deux côtés de la rue, releva quelque peu sa jupe et ses jupons afin qu’ils ne traînent pas dans la boue, et ne voyant ni calèche ni cheval, elle entreprît de traverser d’un pas allègre sans trop porter attention à la triste rangée de maisons en briques brunes qu’elle laissait derrière elle. Elle prit la direction d’Alum Rock Road, la rue principale du quartier.
Saltley, le quartier ouvrier où elle habitait, était aujourd’hui plutôt tranquille, comme endormi dans la moiteur de cet après-midi de printemps. Il est vrai que c’était dimanche et les travailleurs profitaient de leur seule journée de congé pour se reposer. Il y avait peu de badauds sur les trottoirs et encore moins de circulation dans la rue. Tant mieux, songea-t-elle. Elle ne se ferait pas éclabousser. Les rues étaient encore gadouilleuses et truffées de flaques d’eau. Emma s’arrêta devant la vitrine de la librairie Watson, y jeta un bref coup d’œil, puis cogna à la porte verte, juste à côté. Au bout de quelques secondes, elle entendit des pas retentir et la porte s’ouvrit sur la jolie frimousse de son amie, Mildred, la fille aînée du libraire.
J’avais presque onze ans quand celle que j’appelais Nana est décédée. Le souvenir que je garde d’elle est celui d’une femme forte et intimidante, mais comme elle était anglophone, et qu’à l’époque, je ne parlais que le français, nous ne pouvions pas échanger et nous comprendre. Ainsi, elle a toujours gardé, pour moi, une aura de mystère.
Ce n’est que quarante ans plus tard, par un hasard tout à fait extraordinaire, que j’ai appris des faits sur mon aïeule. En effet, la magie de l’Internet m’a mise en contact avec un cousin éloigné en Angleterre qui élaborait l’arbre généalogique des Green et des Herring, puis avec un cousin plus rapproché, en Ontario, et enfin, avec ma tante, qui vivait en Floride. Au fil des ans, nous avons échangé des informations, des documents officiels, des photos, et le fruit de nos recherches. Peu à peu, j’ai vu l’histoire de mes ancêtres prendre forme.
Ce que j’ai appris sur ma Nana m’a tellement fascinée que j’ai décidé d’écrire son histoire, pour ne pas l’oublier, mais surtout, pour la partager avec ses descendants. Il est évident qu’il s’agit ici d’une reconstitution basée sur des faits : je peux seulement spéculer sur ce que le quotidien était pour une jeune femme à Birmingham et à Montréal, à la fin du 19e et au début du 20e siècle. Une grande partie de l’histoire ainsi que les dialogues sont tirés de mon imagination. Par conséquent, cet ouvrage est une biographie romancée.